23 Aralık 2012 Pazar


HUBERT NYSSEN, LA SAGESSE DE L'EDITEUR, L'ŒIL NEUF EDITIONS, 2006

 

L'ELOGE DE LA FOLIE

Pour la leçon de lecture, ce jour-là, ma grand-mère avait choisi, dans une version à l'usage de la jeunesse, le passage du Don Quichotte où se déroule la bataille contre les moulins. Elle me demanda si je savais dans quelle langue avait été écrite cette histoire. J'hésitais, elle me souffla la réponse : l'espagnol. Sa question en préparait une autre. Et dans quelle langue venais-je de la lire, cette histoire? En français, pardi. Ainsi, petit sorcier, reprit-elle, tu viens de lire en français une histoire écrite en espagnol? (...)

Ce jour-là, elle venait de me révéler un monde que je n'aurais pu nommer encore mais qui serait désormais le mien. Tout avait été d'un coup par sa malicieuse question : le livre, la lecture, le texte et sa traduction. Et tout y était : la découverte, l'aventurei l'écriture et le talent. (...)

Editeur, deux fois j'ai tenté de lêtre, la troisième je le suis devenu.

La première tentative date de l'époque universitaire. Ceux de ma génération sortaient de l'adolescence et de l'Occupation, la guerre venait de s'acherver par les monstrueux feux d'artifice d'Hiroshima, puis de Nagasaki. Et l'université de Bruxelles avait rouvert ses portes. Sortis de la clandestinité et de la violence que nous y avions connue, nous nous sommes retrouvés en petite bande pour fonder une maisonnette d'édition avec l'idée que seul le fil de l'écriture permettrait de recoudre les morceaux du monde horriblement déchiré dans lequel nous avions été jetés. En même temps, pour recueillir de vive voix leur "sagesse", nous avons invité à notre tribune des écrivains de passage et quelques autres qui acceptaient de venir de Paris.

A l'enseigne des Cahiers des saisons, maisonnette qui n'aurait jamais pignon sur rue, nous avons publié un seul livre - un recueil de poèmes de guerre et d'amour - avec lequel le projet a tourné court. Et pour cause : expérience nulle, autofinancement impossible, une poignée de lecteurs, et d'aides...point. (...)

Quelques années plus tard, la deuxième tentative éditoriale vint par un petit théâtre que j'avais ouvert dans cette ville, un peu capitale et un peu provinciale, que j'allais bientôt quitter. La plupart des pièces qui y furent montées, je m'étais mis en tête de les éditer avec l'idée qu'au moment où le rideau tombe sur la dernière représentation il ne reste que cendres du texte s'il n'est pas publié. Une évidence qui prendrait toute sa mesure vingt ans plus tard quand j'ouvrirais le catalogue d'Actes Sud au théâtre. Ce qui parut, soit dit en passant, une manifestation de folie aux yeux des conseillers que j'avais consultés et dont je n'ai pas suivi l'avis. (...)

Les pièces que nous avions montées dans ce théâtre eurent quelque succès, leur publication fort peu. Et une fois encore je sortis de l'expérience éditoriale sur la pointe des pieds, avec une pointe d'amertume au cœur. (...)

Et par cette expérience j'ai commencé à comprendre l'une de ces évidences que souvent on ignore ou malmène, à savoir qu'un écrivain que l'on publie ne saurait être réduit à ses textes, mais qu'il faut, avec grand soin et beaucoup d'attention, l'observer dans son habitus pour connaître les territoires dans lesquels il entend se déployer. (...)

Comment devient-on éditeur? On peut être l'héritier d'une dynastie, ou un féru de littérature qui n'en fera qu'à sa tête, on peut vouloir pénétrer dans un monde que l'on juge prestigieux, on peut s'y retrouver par caprice, par hasard ou par erreur, touche-à-tout qui se prend pour ce qu'il n'est pas, incurable distrait qui s'est égaré, fin renard qui se faufile ou jeune loup qui s'y jette. Mais il arrive aussi que l'on devienne éditeur par accident. (...)

 

L'ART DE LA DECOUVERTE

J'eune pousse ou vieille souche, l'éditeur littérature parfois se sent et toujours se dit investi d'une mission de découvreur. (...)

Sans doute parce qu'elle bouscule et malmène les procédures habituelles, la folie, avec la part de sagesse qui toujours l'accompagne, donne une énergie particulière dans l'affrontement des contraintes liées aux habitudes et aux règles. C'est par elle que la découverte éditoriale prend des dimensions symbolliques. C'est par elle que l'on se trouve, pour paraphraser Montaigne, béant à d'autres audaces. (...)

Le 23 juillet 1990, je me trouvais sur le quai de la station Passy avec André Markowicz, en attendant un métro qui, par suite d'un incident, tardait à paraître. Pour régler quelques points relatifs à la traduction de L'affaire Kravtchenko, nous venions de rendre visite à Nina Berberova, alors en séjour à Paris. Soudain Markowicz, ce traducteur sorti d'une toile de Toulouse-Lautrec, irrésistible de grâce et de drôlerie, intelligent comme il n'est pas permis, m'a lancé un défi. Etais-je prêt à rééditer l'œuvre complète de Dostoïevski dans une nouvelle traduction? Une nouvelle traduction? ai-je balbutié en pensant à l'ampleur de cette œuvre et avec le souvenir d'en avoir lu d'excellentes. Alors, comme si nous étions hors du temps, Markowicz longuement , patiemment, m'exposa qu'il y avait dans la prose de Dostoïevski une oralité, des pulsions, des rythmes langagiers et même des syncopes de type musical que les traductions auxquelles je pensais ne restituaient pas. Elles témoignaient d'une élégance insupportable pour un Dostoïevski qui, de lélégance, avait horreur, et en particulier de l'élégance française. Des traductions que j'avais évoquées, Markowicz disait, avec l'air de crier à la trahison, que c'étaient de "belles infidèles". Et d'ajouter qu'après avoir lu Célines, on ne pouvait plus traduire Dostoïevski dans la langue de Chateaubriand. (...)

LE LİVRE, OBJET MAL İDENTİFİE

Avec humeur, avec humour, dans une lettre du 30 juin 1971, Albert Cohen m'avait pris à témoin de la négligence avec laquelle, à sa mort, on l'ensevelirait. "Ils me déposeront, habillé, tout contraint et bougon dans un cercueil de chêne ciré, à l'intérieur joliment capitonné de soie blanche, mon cercueil, ma dernière propriété, m'écrivait-il. Et ils n'auront pas su m'habiller bien, les imbéciles, et je serai très engoncé dans mon complet anthracite beaucoup trop chaud, et j'aurais préféré le gris léger, si joli, mais ils feront de moi tout ce qu'ils voudront, et ils auront mal noué ma cravate, et ainsi traite-t-on les morts, solennels incapables..." Quand j'avais revu Albert Cohen à Genève, quelques semaines plus tard, je lui avais fait observer qu'il avait filé dans sa lettre une singulière métaphore sur le souci qu'il avait de son œuvre. Il m'avait alors lancé un regard souligné d'un sourire qui pouvaient aussi bien signifier que je me mettais le doigt dans l'œil ou que j'avais tout compris. Quoi qu'il en fût, sa protestation épistolaire est restée pour moi une émouvante illustration du rapport qui lie l'œuvre au livre. "Ils n'auront pas su m'habiller bien, les imbéciles." Le livre est-il digne de l'œuvre? (...)

Voilà qui revient à dire que la "sagesse de l'éditeur" - sagesse qu'une fois encore j'appelle "folie" mais que j'aurais pu nommer "dissidence" ou "insurrection" parce qu'ainsi la fait paraître, dans le filtre de ses normes, une socété qui se dit libérale alors qu'elle est imbue de ses profits - trouvera justification de son vouloir-être dans la reconnaissance d'un fondamental va-et-vient entre l'écriture et la lecture. Il m'a fallu des années de pratique assidue pour comprendre, par exemple, que le premier rôle de l'éditeur à l'égard d'un auteur consistait, sans a priori commercial, à faire percevoir par celui-ci, avec un jeu de prudentes interrogations, l'écart entre ce qu'il avait écrit et ce qu'il croyait avoir écrit. (...)   

 

 

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